Auteur : Nicolas FERNANDEZ-BOUVERET
En 1829, le Péloponnèse, alors champ de bataille meurtri par le feu et l’acier, et nourri par le sang de nombreux belligérants, est transforméen un champ de recherches variées sous l’impulsion de troupes et de scientifiques français. L’expédition de Morée, à la fois scientifique et militaire, marque d’une grande ampleur le pays, de part le changement géopolitique dont elle signe l’aboutissement et le renouveau de l’esprit scientifique qui en découle.Cette expédition se déroule durant l’achèvement de ce qui fut, de 1821 à 1832, la Guerre d’indépendance grecque. Alors que l’Empire ottoman est l’« homme malade de l’Europe », comme le surnomma le tsar Nicolas I er , en décadence depuis le XVIII e siècle, le recul de son pouvoir sur ses provinces européennes s’accélèrent dès l’ouverture du XIX e siècle. Plus que de l’intérêt pour les grandes puissances européennes, la déliquescence de l’Empire du sultan Mahmoud II, éveille l’espoir des peuples chrétiens balkaniques. Ceux-ci doivent endurer la domination turque qui leur interdit un certains nombre de liberté, dont, le droit de posséder des terres, de monter à cheval ou de constituer des armées. La frustration et les nombreuses révoltes, surtout serbes, agitent la rébellion des Grecs qui se soulèvent contre les Turcs en 1821, proclamant en janvier 1822, à Epidaure, leur indépendance. Cependant, en
l’absence d’aide extérieure et par l’affaiblissement des insurgés due à leur divisions internes, les Turcs reprennent l’initiative. Avec l’appui du sultan égyptien Méhémet-Ali, l’insurrection des indépendantistes grecs est réprimée, le Péloponnèse ravagé et des populations sont
massacrées, comme à Chio en avril 1822.
Sous le regard indifférent des grandes puissances européennes, bien trop occupées à respecter l’esprit de la Sainte-Alliance qui soutient le droit des souverains légitimes et non le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, un mouvement philhellène traverse le Vieux
continent. L’opinion publique se range peu à peu derrière les Grecs. Malgré cela, les puissances européennes ne compte toujours pas agir. C’est alors que contre toute attente, une opération navale anglo-franco-russe coule la flotte égyptienne à Navarin en 1827. L’intervention des puissances européennes est décisive et la Grèce, par le traité d’Andrinople, est déclarée indépendante en 1829. La France a durant cette guerre une place importante : elle intervient en Morée contre les forces turques. Cette expédition en Morée, comme nous l’avons
évoquée précédemment, n’a pas qu’une fonction militaire. Aux forces armées s’ajoutent divers savants de disciplines variées, allant des sciences dites « dures » à l’étude de l’art, en passant par les sciences humaines.
L’expédition, apparaît alors comme un tournant. L’historien avide de l’étudier, à l’aide de sources notamment littéraires comme des témoignages écrits ou des comptes-rendus scientifiques, peut alors se demander pourquoi l’expédition de Morée, plus qu’un événement qui serait somme toute anodin à l’échelle de l’histoire du XIX e siècle, est en réalité un symbole d’une rupture et d’un renouveau du rapport qu’entretiennent les Européens avec leur monde présent et leur monde passé ? De fait, l’expédition constitue le point culminant d’un
retournement politique, les puissances européennes appuyant un soulèvement national. De plus, l’expédition marque un renouveau de l’esprit scientifique, que ce soit dans l’étude des sciences géophysiques ou des sciences humaines. Enfin, elle se déroule dans un contexte marquée par une nouvelle préhension du monde antique, à l’époque où une écriture romantique de l’histoire prédominait.
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L’expédition de Morée apparaît comme le point culminant d’un retournement géopolitique. Si elle peut s’aborder comme une anomalie géopolitique, faisant suite à un retournement inattendu de la part des grandes puissances européennes, c’est par leur soutien à une cause
nationaliste.
Le Congrès de Vienne, de septembre 1814 à juin 1815, redessina les frontières de l’Europe, qui furent pour le moins bousculées par l’expansion de l’Empire de Napoléon I er . A la suite de la défaite de l’Empereur français, ses ces vainqueurs, notamment l’Autriche, la Prusse, la Russie et l’Angleterre, travaillèrent plus à satisfaire leurs volontés d’hégémonie qu’à tenir compte du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. La Sainte-Alliance, puis la Quadruple Alliance, entre les principales puissances européennes, marquèrent leur désir de protéger la souveraineté territoriales des souverains et de réprimander les revendications nationalistes.
Pourtant, les puissances européennes sont intervenues à la faveur des indépendantistes grecs. Comment expliquer cela ? Il faut plus rejeter la faute sur la conjoncture, que sur de réelles convictions des puissances européennes. Malgré le développement d’une sympathie de l’opinion publique vis-à-vis de la Grèce, les puissances rechignaient à intervenir. Le tsar favorable au soulèvement pour des raisons religieuses (les Grecs étaient orthodoxes) et géostratégiques (volonté de contrôler les détroits turcs), vit ses ardeurs refroidies par l’opposition de l’Autriche, de la Prusse et de la Grande-Bretagne. Pourtant, si l’intervention européenne tarda à se montrer, à l’initiative de Nicolas I er , elle eut lieu. Le tsar se moquant du concert européen adressa un ultimatum au Sultan ottoman, pas par sympathie pour les Grecs orthodoxes, mais pour des raisons géopolitiques craignant que la Russie gagne alors en influence territoriale dans la région, l’Angleterre de Canning, y ayant des intérêts principalement économiques, par le traité de Londres, enclencha l’engrenage de l’aide aux Grecs. C’est alors qu’une flotte anglo-franco-russe coule la flotte égyptienne à Navarin le 20 octobre 1827. Il fallait mener une expédition terrestre. L’Angleterre n’en voulait pas. Mais elle refusait la possibilité d’une descente de l’armée russe, vers le Sud, alors en guerre contre l’Empire Ottoman.
L’expédition militaire en Morée revint donc à la France, alors agitée par une opinion favorable au soulèvement grec. 80 millions de francs-or furent alloués par la Chambre des députés afin de financer le corps expéditionnaire d’environ 15 000 soldats, partagé en 3 brigades, elles mêmes chacune partagées en 3 régiments d’infanterie. Un régiment de cavalerie, 4 compagnies d’artillerie et 2 compagnies de génies étaient aussi de la partie. Une soixantaine de navires furent mobilisés pour l’expédition, afin de transporter les troupes, les armes, le matériel, les vivres, les chevaux et l’argent à donner au gouvernement provisoire grec. Les Français, comme T. Quinctius Flamininus durant la deuxième guerre de Macédoine (200 – 197 avant notre ère), se montraient généreux, libérateurs, pour mieux affirmer leur impérialisme. La flotte commença à arriver dans la baie de Navarin le 29 août 1828. Débarquées le lendemain, les troupes furent accueillies en liesse par la population locale. Le 16 septembre, l’ensemble de l’armée était arrivée. Il fallut attendre le 7 septembre pour que Ibrahim Pacha, fils de Méhémet Ali, chargé de sa mission en Grèce, accepte d’évacuer ses troupes. Le 5 octobre, les troupes égyptiennes finirent d’être rembarquées. La Morée, ou Péloponnèse, n’étaient plus que défendue que par des soldats ottomans retranchés dans diverses places fortes. Les troupes françaises devaient alors les « vider » de leurs occupants et les remettre entre les mains des Grecs.
Le 6 octobre, le 16 e régiment rejoignit le siège de Navarin. La forteresse fut prise : elle n’était tenue que par 250 hommes qui finirent par se rendre. Puis ce fut le tour de Modon, puis de Codon, qui furent prises malgré des difficultés. Patras capitula, puis le « Château de Morée », sous les ordres de Hadji-Abdallah, alors Pacha des 2 lieux. C’est alors que les agas (officiers militaires) en charge du château refusèrent d’obéir aux ordres du pacha, qu’ils jugèrent traître et décidèrent de tenir le fort. Ce château était un point stratégique important : il gardait l’entée du golfe de Corinthe. Malgré une tentative de négociation avec les agas, ceux- ci refusèrent de se rendre. Les troupes françaises portèrent le siège devant le château. Le 30 octobre, l’artillerie française fit feu sur le fort, ouvrant alors une brèche. Un parlementaire turc essaya alors de négocier avec le général Maison, qui leur accorda une demi-heure pour déguerpir, sans emporter ni armes, ni bagages. Ce siège, malgré la victoire des troupes françaises, leur avait coûté 25 hommes.
Début novembre, la Morée avait été évacuée des derniers Turcs et Égyptiens. Les troupes françaises furent alors progressivement rapatriées, et il fallut attendre janvier 1833 et l’arrivée en Grèce du roi Othon pour que la présence française disparaisse du pays. Malgré sa courte durée, l’expédition de Morée, apogée de l’intervention militaire européenne en Grèce, fut riche en conséquence géopolitique, pour la Grèce, comme pour la France.
La volonté d’indépendance des Grecs eut des répercussions sur le plan international. D’abord insurrection face à l’oppresseur turc, le conflit pris donc une tournure internationale, brisant l’équilibre du Congrès de Vienne. Pour la première fois, trois puissances européennes interviennent pour soutenir une insurrection nationaliste. Comme l’explique l’historien Benoît Pellistrandi « en faisant place à un nouvel État, l’équilibre de Vienne est rompu ». Plus qu’importante pour la Grèce, désormais indépendante, grâce à l’intervention navale, puis terrestre, la nécessite d’une intervention française en Morée, traduit l’importance de la rivalité entre Britanniques et Russes. Les 2 puissances rivales sortirent toutes deux bénéficièrent du conflit : alors que l’influence russe augmenta dans les Balkans, celle des Britanniques s’affirma en Méditerranée orientale.
Finalement, la principale puissance bénéficiaire des conséquences de l’expédition est celle qui la mena, la France. De part son intervention en Morée, elle qui avait été mis hors-jeu du concert européen suite à la défaite de Napoléon I er se réjouit d’y être réhabilitée. Cette expédition débarrassant la péninsule de la présence égyptienne et la Morée de la présence ottomane, il ne restait plus qu’à la nouvelle nation la tâche de débarrasser la Grèce centrale des dernières poches de résistance turques.
L’expédition de Morée marque la dernière étape d’un retournement politique majeur, remettant la France au centre de la diplomatie européenne, tout en permettant à une nation de se former. A l’expédition militaire française, s’ajoute une expédition scientifique qui, elle aussi, marque un tournant dans son domaine.
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L’expédition scientifique de Morée, débutée en mars 1829, de par son organisation, son déroulement, ses études et découvertes, se place à la charnière de 2 manières de concevoir la science, entre déclin des entreprises personnelles et affirmation d’une rigueur proprement scientifique. Elle se composait de 19 savants qui se positionnaient dans une des 3 sections, entre sciences physiques, archéologie et architecture et sculpture.
Une des tâches principales fixée par l’État français (dont nous aborderons le rôle ultérieurement), était la cartographie du Péloponnèse. Cette nécessité d’une cartographie à grande échelle, plus que découlant d’une réelle volonté scientifique, reflète de fait les intérêts géostratégiques de la France. Comme l’avait écrit Louis-Victor de Caux, alors ministre de la guerre « on favorisera […] les intérêts commerciaux de la France en rendant ses relations plus faciles, et l’on sera surtout utile à nos forces de terre et de mer, qui pourraient être dans le cas d’agir dans cette partie de l’Europe ». En résulte la confection d’une carte extrêmement détaillée, au 1/200 000 e . Malgré certains défauts, comme la représentation des reliefs, elle est d’une qualité supérieure à la plupart des cartes de l’époque. L’expédition donna aussi lieu à des observations géologiques, notamment sur le mécanisme de formation des montagnes, des lacs et autres entités marquant le paysage de l’héritage d’un passé lointain, des temps géologiques. Malgré la richesse des observations, rien de concluant n’aboutit, les scientifiques préférant tempérer leurs ardeurs et éviter toute généralisation.
Bory de Saint-Vincent, en plus d’avoir la charge de l’expédition, étudia tout particulièrement la botanique. Il collecta des plantes et, de retour en France, il les identifia et les décrivit. Son ouvrage Flore de Morée, écrit à la suite de l’expédition, fait part de plus de 1500 espèces. De plus, l’expédition permit de démontrer la présence de chacal dans cette partie du monde. A ces nombreuses observations et données recueillies par les professionnels de sciences « dures », s’ajoutent, notamment et surtout, de multiples découvertes dans les domaines des arts et des humanités.
La section d’archéologie avait fort à faire : son programme consistait à repérer 80 sites antiques. Malheureusement, et malgré sa relative réussite dans la recherche d’inscriptions, cet objectif ne put être atteint, en raison, d’une part, des conditions physiques des scientifiques atteints de fortes fièvres et de maladies, et d’autres part, de discordes et de non attente entre les membres de la section. Léon-Jean-Joseph Dubois, qui avait à charge cette section, ne réussit pas à y faire régner l’ordre et tous se dispersèrent. Le travail des archéologues, trop éparse pour être publiés, fut en réalité mené par la section d’architecture et de sculpture.
Cette section entreprit l’étude de nombreux sites : Coron, Modon, Pylos, Messène, Magalopolis, Sparte, Argos, Mycènes, les Cyclades, Epidaure, Némée, Corinthe, Patras, Athènes, Salamine et bien d’autres. Mais si un site mérita toute l’attention des chercheurs se ce fut bien Olympie. L’expédition y passa près de 6 semaines. Malgré quelques premiers voyages sur le site au cours du XVIII e siècle, les fouilles débutèrent sérieusement en cette année 1829. A l’aide d’une technique de fouille rationnelle, basée sur le quadrillage et sur des sondages du lieu, l’équipe put mettre au jour le positionnement du temple de Zeus. En outre de ces diverses explorations, l’équipe d’Abel Blouet, désigné par l’Institut de France pour la diriger, étudia avec professionnalisme l’architecture des monuments et autres antiquités de la région. En résulte un grand nombre de dessins, de plans, de relevés, ainsi même que des restaurations de construction antiques.
Plus qu’un intérêt pour les vestiges laissés là par les ravages du temps, l’expédition se focalisa sur les Grecs anciens. Un des membres de la section d’archéologie, le philologue Edgar Quinet, se trouva particulièrement intéressé par la sociologie et l’anthropologie des Grecs. Il fit alors une description de la société grecque antique, entre enquête statistique sur la démographie, travaux sur l’imposition, sur les élections, sur le rôle des temples, sur les conflits entre les partis politiques et même sur les luttes entre les classes sociales. L’intérêt porté aux êtres humains même ne s’arrête pas là. Preuve en est, le recours systématique à la littérature antique pour s’aiguiller dans une région qui leur était inconnue. L’itinéraire choisi repris celui de Pausanias, explorateur de la Grèce du second siècle de notre ère. De plus, la vérification des textes antiques tels que ceux d’Homère ou de Strabon était de mise en premier lieu, lors de l’exploration des sites. Malgré ce genre de méthodes qui pourraient, d’un point de vue actuel, paraître arriérées, l’expédition de Morée, en plus de ses nombreuses découvertes, embraye le pas d’un renouveau dans la manière d’étudier le passé.
En contraste avec ce que Bernard Lepetit appelait « le mouvement des voyages individuels », l’expédition de Morée, comme celle d’Égypte avant elle, signe l’apparition d’un nouvel archétype d’expédition scientifique : la mission militaro-scientifique. L’expédition de Morée découle de fait d’une volonté de l’État français, du ministère de l’Intérieur plus précisément. Bien que les objectifs des missions des chercheurs ne sont pas ordonnés par l’État (même si celui-ci était très intéressé par la constitution d’une carte du Péloponnèse), le travail de terrain se fait du moins en présence d’une force armée, du plus avec son aide directe. Comme l’expliqua G. Basalla, la science occidentale exploratoire mutait vers un « stade colonial ». La science, de part l’appuie étatique dans sa réalisation, soutient une forme d’impérialisme : ce n’est pas le nouvel État grec qui a à charge première de mener à bien une expédition de recherche scientifique, mais une puissance étrangère, ici la France.
Allant de pair avec l’appui d’une force militaire, il découle de cette expédition en Morée une certaine rigueur. Celle-ci est double, de part les conditions matérielles et conjoncturelles de sa conduite et part la discipline quasi militaire qui l’habite. En effet, Saint-Vincent, chargé de la conduite de l’expédition scientifique, discipline ses camarades ce qui permet au groupe de ne pas perdre sa cohésion alors que les sections se divisent afin de couvrir une part plus grande de Morée. Malgré cela, la traversée de la région est lente du fait des nombreuses explorations. Comme l’écrit Saint-Vincent : « Employant beaucoup de temps à chasser, à examiner et à casser des roches, à herboriser et à faire des croquis topographiques, nous cheminions lentement ». De plus, des troupes accompagnaient les scientifiques, l’expédition se déroula donc, si l’on puis dire en caricaturant abusivement, en branle-bas de combat. Au fur et à mesure de l’expédition, à l’approche de l’été, les conditions de vie des participants s’amenuisèrent. Moustiques et fièvres rejoignaient la partie. Les savants durent être hospitalisés d’urgence. Sauvés de peu, ils rembarquèrent vers l’Hexagone le 31 juillet. Seuls Bory Saint-Vincent, et les géographes Peytier et Servier décidèrent de rester en Morée. Prévue pour une durée d’un an, l’expédition scientifique ne tenue, en fait, que 6 mois.
Rigoureuse fut l’expédition, certes, mais pas autant que l’organisation du travail scientifique en lui-même. Ainsi que l’expliquait Olga Polychronopoulo, grâce à l’expédition de Morée, on voit « se dessiner les nouvelles tendances de l’exploration archéologique ». En plus de son interdisciplinarité conduisant à l’expression d’un grand travail d’équipe, l’expédition est marquée par de nouvelles attitudes et mentalités. En guise d’exemples parmi d’autres, nous pouvons citer l’apport des sciences naturelles lors de l’exploration ou l’ampleur des relevés architecturaux et épigraphiques. Cette attention pour la rationalisation du travail se dévoile particulièrement lors de la fouille d’Olympie : les tâches sont partagées et les techniques méthodiques (quadrillage, sondages). Même si la science est ici encadrée par l’armée et sans aucun doute au service d’un impérialisme, celle-ci n’est pas sans respect pour l’objet de ses découvertes. Tandis que, sous le commandement de Blouet, la section d’architecture refusa de fouiller si le risque d’endommager les structures était trop grand, le pillage et la chasse aux trésors n’étaient presque pas pratiqués. L’exportation vers la France des 3 métopes (panneaux architecturaux) du temples de Zeus d’Olympie semble être l’exception confirmant la règle. Finalement, voici peut être le fait le plus marquant de l’expédition : par son refus de pratiquer une activité somme toute courante à l’époque lors de l’exploration de sites, le travail scientifique affirme sa rigueur et son respect envers les œuvres du passé. Exemple d’un renouveau dans l’accomplissement d’exploration scientifique, l’expédition de Morée, avec celle d’Egypte avant elle (1778 – 1802) et celle d’Algérie après elle (1839 – 1842), témoigne alors, par le respect accordé aux Anciens, d’une nouvelle préhension de l’Antiquité. Et dans ce cas-ci particulièrement d’une nouvelle vision et utilisation de la mémoire de la Grèce ancienne.
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L’Europe éprise de l’Antiquité romaine est bousculée lors de l’entrée dans le XIX e siècle. L’Antiquité classique alors de référence est dépassée par une prise de conscience généralisée de l’histoire des nations, dont le mouvement philhellène, à son apogée lors de l’expédition, en est un exemple criant.
Ignorés ou vus par le prisme des Romains, les Grecs antiques n’avaient pas très bonne presse en Occident. Même après la Renaissance, durant laquelle les œuvres classiques furent redécouvertes avec admiration, l’Antiquité grecque restait toujours plus ou moins dans l’ombre de Rome. La plupart du temps, on regardait la Grèce ancienne avec les yeux et les mots des Romains, avec admiration pour certaines figures comme celle d’Alexandre le Grand ou d’Aristote, mais surtout avec dédain et méfiance. La Rome antique restait la référence, Napoléon Bonaparte était d’abord Grand Consul, à l’image de Jules César, avant de devenir Empereur. Les institutions françaises étaient avant tout romanisées, comme en témoigne l’existence du Sénat. A contrario, le Siècle des Lumières vit se développer un attrait pour une Grèce antique idéalisée. La philosophie des Lumières, par son emphase avec le concept de Raison, se fit fille des philosophes athéniens. Peu à peu, la vision qu’avait l’élite européenne des Hellènes se métamorphosa. Le peuple justement dominé par l’Empire romain, devint, comme le décrivait Winckelmann, ampli d’une « calme grandeur ».
Derrière pierre posée à la reconstruction d’une mémoire positive de l’Antiquité hellénique, le mouvement romantique, par son attrait pour l’identité et l’histoire, voit en la Grèce le berceau de la civilisation. Face au mal du siècle, causé par d’importants changements politiques, économiques et productivistes, le romantisme est, au moins à ses débuts, un courant, pour ainsi dire, « réactionnaire », idéalisant un passé perdu. Le renouveau culturel se met au service de l’idéologie nationaliste. C’est ainsi que le grec moderne se retrouve épurée de ses éléments turcs et se reconstruit autour du grec ancien.
Le nationalisme romantique n’est pas foncièrement exclusif à sa propre nation. Les Européens ne restent pas fixés sur leur propre histoire mais s’intéressent aussi à celle de leurs congénères. Preuve en est une Europe teintée de philhellénisme dont son apogée fut marquée par l’expédition de Morée. Les luttes des Grecs contre les Ottomans enflammèrent l’opinion publique européenne. Les grands romantiques appelaient à l’aide des révoltés, au nom de principes libéraux et du droits des peuples à disposer d’eux-mêmes. Des comités philhellènes surgissent partout en Europe, de nombreuses œuvres d’art illustrent le combat des Grecs telles que Scène des massacres de Scio et La Grèce sur les ruines de Missolonghi de Delacroix, tandis que Chateaubriand, Byron, Hugo et bien d’autres rédigent discours et propagandes à la faveur des insurgés. La quantité de propagande écumée un peu partout sur le continent permettait de tenir vivant l’engouement des populations pour la guerre civile, tout en donnant mauvaise conscience aux gouvernants. Les divers arts, littératures comme peintures, exaltaient l’idée de la révolte, du sacrifice, transformant la vision de la Grèce antique qui, auparavant cadre de scènes divines et magiques, bordées de nymphes et de créatures mythologiques, devenaient le champ de bataille des héros, des palicares, fils de Périklès. Les Grecs insurgés des années 1820 étaient comparés aux héros de la Grèce homérique. Le passé était mêlée au présent, en témoignent une certaine littérature dont l’exemple le plus connu est La Grèce moderne et ses rapports à l’Antiquité de Quinet. Européens du XIX e siècle et Grecs antiques avaient dès lors, la même vision de l’adversaire : le combat confrontant Hellènes et Ottomans aujourd’hui était le même qui confrontait Civilisation et Barbarie hier. De toute part de l’Occident, des volontaires partent en Grèce pour y porter leur aide, comme Prométhée porta autrefois le feu aux Hommes.
Cette ébullition intellectuelle en faveur des Grecs eut un impact sur les populations, mais aussi peut être sur la géopolitique. Canning, dirigeant la Grande-Bretagne, comme Charles X étaient tout deux fervents philhellènes. Leur sympathie affirmée pour les Grecs put contribuer à leur choix d’intervenir en faveur du futur État-nation. Ce point reste cependant à relativiser, car il est certain que l’intervention en Grèce découla principalement d’enjeux purement géostratégiques. L’expédition scientifique en elle même découle de l’attrait qu’avaient les Européens vis-à-vis de la Grèce antique, d’où le grand nombre de lieux visités ou l’attention portée à la rigueur du travail archéologique. Plus que de la découvrir, les explorateurs de Morée revivent l’Antiquité. Quinet fit même une prière à Jupiter au sommet de l’Ithôme.
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L’expédition de Morée, non contente d’être la finalité d’un retournement géopolitique majeur, est aussi et surtout l’expression d’un nouvel amour de la civilisation antique. Changeant la vision qu’ont les Européens de la situation de leur continent, elle marque aussi et surtout l’aboutissement d’une nouvelle logique de contemplation et d’étude du passé. Les puissances contemporaines comme la mémoire antique servent dès lors le concept de nation, loin de la vision monolithique d’un passé seulement romain et d’un présent à jamais fixé par les décisions de 1815. Une nouvelle utilisation d’un passé idéalisé se met en place, tandis qu’un renouveau touche les milieux scientifiques qui se professionnalisent et adoptent une rigueur respectueuse des realia.
L’efficacité de l’expédition savante fut telle que, en 1846, fut fondée une institution scientifique française, l’École d’Athènes, afin de perpétuer l’excellent travail des chercheurs. Plus tard, plus que les Romains, ce seront les Grecs qui seront des modèles politiques. En 1848 éclate en France une révolution démocratique. L’Athènes idéalisée d’autrefois sera alors un modèle à suivre. Et si l’intérêt de l’expédition scientifique, comme du nationalisme grecque, semble essentiellement se poser sur la période antique, elle n’en néglige pas le Moyen Âge, comme en témoignent les recherches portées sur la Grèce byzantine.
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